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Tchatche Urbaine

Ville extrême

L’architecture est sans conteste le moyen d’expression de Pierre Lallemand, même quand il réfléchit sur le monde. Dans son petit atelier, il troque les logiciels de création contre des éléments brut de construction, matière première de sculptures étonnantes. Par l’assemblage « artisanal » de pièces hétéroclites, il pousse sa vision du bâtiment jusqu’à l’abstraction. Il en résulte des œuvres insolites, des morceaux de ville sans repère connu.

L’idée mérite d’être menée plus loin. Puisqu’une ville existe d’abord par ses habitants, Pierre Lallemand décide de rencontrer des gens de divers horizons, à qui il demande de raconter leur cité utopique. Ces conversations très libres et conviviales serviront de fondement à une série de sculptures architectoniques. Pierre Lallemand a ainsi l’ambition de bâtir une ville « extrême », exempte de toute obligation matérielle. Tel se présente le projet, sur papier. Le choix du support s’impose rapidement. Ce sera un livre. On me confie le travail éditorial.



Carte blanche

Pierre Lallemand intitule son projet « Tchatche urbaine », expression un peu bâtarde, reflete l’esprit qui anime le livre : conversations à bâtons rompus, idées jetées nonchalamment sur la table, réflexions pointues sur l’urbanisme,… Une forme de melting-pot d’où naîtront les éléments de sa ville imaginaire. Mais sur le bureau où le contrat d’édition se signe, Pierre Lallemand laisse des notes, des croquis, et quelques photographies pour tout dossier éditorial. Il a besoin de main-d’œuvre pour construire son projet. Patrick Raynal, écrivain, directeur de la "Série noire" chez Gallimard Premier point : accepter une contradiction. « Tchatche urbaine », c’est une vision globale et structurée, puisqu’une ville, par définition, se compose de diversités. Mais le processus qui mène à la concrétisation du projet, lui, relève de la pure subjectivité. Pierre Lallemand veut progresser à l’aveugle, allant même jusqu’à laisser à d’autres, dont moi, le soin de sélectionner des interlocuteurs. Seule condition, qui va de soi : combiner un assortiment de personnalités.

Pierre Lallemand ne rêve plus seul. Les noms fusent de toutes parts, je me prends au jeu avec le sentiment, pas si faux, d’avoir carte blanche. Assez vite, heureusement, la liste devient cohérente. Contacts sont pris. Certains refusent, d’autres ne sont pas libres, mais « Tchatche urbaine » compte dans ses rangs un éventail équilibré de 17 personnes. Ecrivain, chorégraphe, philosophe, musicien, plasticien, scientifique, cuisinier, économiste, couturier, cinéaste, et j’en passe. Une gamme colorée.

Virage éditorial

Suit alors une longue phase logistique, principalement gérée par l’assistante de Pierre Lallemand. Agendas obligent, les rencontres s’étalent sur plusieurs mois. Soucieux de préserver la spontanéité des interlocuteurs, Pierre Lallemand ne prépare aucune question. Il ne connaît de ces personnes qu’une biographie assortie de références rédigée par mes soins. L’entretien, filmé en HD à l’aide d’une caméra fixe, suit les pensées vagabondes de l’un et l’autre. Le projet connaît dès lors un rythme déconcertant. Les entrevues arrivent au goutte à goutte, brutes. La première tâche, confiée à un service extérieur, consiste à transposer le contenu de cassette vidéo en texte. A moi, à ce moment-là, de dégager les temps forts et de proposer à Pierre Lallemand l’une ou l’autre version de l’entretien. Mais la structure du livre est hésitante et, si on connaît le but de ce projet, le processus, lui, tâtonne. Heureusement, l’esprit de liberté qui nous habite, et auquel Pierre Lallemand tient beaucoup, évite tout stress. La confiance règne. Nous savons que la manière de développer le projet s’imposera naturellement, quitte à considérer d’autres options.

Pierre Lallemand prend alors deux décisions. Afin d’être parfaitement cohérent dans sa démarche, il veut garder le texte entier des entretiens, et construire le livre, plastiquement, de manière à illustrer sa pensée artistique : des conversations qui inspirent une ville imaginaire. Un graphiste de haut vol conçoit la mise en page, intégrée dans le processus créatif, à mesure que le contenu se dessine. Editorialement, c’est un virage et une remise en question. Perçu au départ comme un livre susceptible de toucher un large public (toutes proportions gardées), celui-ci devient un objet artistique, certes louable, mais garantissant une perte financière. Un accord est trouvé. Je reprends le travail éditorial.

Les pièces sont en place, les rôles définis, nous passons à une phase concrète où le livre prend corps. Sans attendre le bouclage de tous les entretiens, Pierre Lallemand crée les premières sculptures. Avec la complicité d’un photographe, le graphiste gère les images. De mon côté, je détermine quatre niveaux de lectures du texte, par ordre d’importance du propos. Encore une démarche subjective. Transposé mot à mot du parlé, le texte écrit est redondant, lourd et pénible à lire. A moi dès lors de le découper… sans en changer un mot ! C’est pourquoi le quatrième niveau de lecture, constitué des parties de phrases « encombrantes », adopte une taille de police de caractère à la limite du lisible. Les trois autres niveaux suivent la même logique, par ordre de « présence » sur la page. Mais les entretiens, naturellement agencés par interlocuteur, semblent alors perdre en consistance. Par cette mise en page, nous avons gagné en logique artistique au détriment du contenu. Un autre travail sur le texte est nécessaire. Le restructurer en sujets. Après de multiples lectures croisées, nous dégageons 8 sujets qui constituent autant de chapitres. Nous y sommes, la matière est solide. Reste l’assemblage.

Tchatche urbaine

On choisit une couverture au fond crème, sobre ; une sorte de couvercle discret recouvrant un bouillon de culture. En plein centre de la couverture carrée est percé un petit trou. On y voit le rouge flamboyant de la page de garde. Ce trou de 0,7 centimètres de diamètre évoque un puits rempli de matière en fusion. Et ce puits se situe pile entre le nom de Pierre Lallemand, à gauche, et celui des 17 interlocuteurs. Si on ouvre le livre, on plonge dans le magma créatif né de toutes ces rencontres.

Compte tenu de nos recherches et décisions, l’intérieur va de soi. 8 chapitres et leur texte à plusieurs niveaux. 17 pleines pages avec gros plans des « invités », chacune illustrée par une phrase-clé de la personne en question. Les sculptures de Pierre Lallemand, imbriquées dans le livre comme si elles y étaient nées. Au final un objet non conventionnel, une expérience artistique et éditoriale, menée (malgré quelques doutes) dans la bonne humeur et animée d’un esprit bon enfant.